vendredi 9 juin 2017

LE MUR


Natacha Léna n'était jamais à l'heure à nos rendez-vous. Ce jour-là, elle n'avait que deux heures de retard !

J'en avais profité pour siroter quelques Penderyn Madeira en grignotant des bretzels faits maison par Hakan, un ami turc qui tenait une élégante auberge sur les hauteurs d'Istanbul. La lune était rose, la vue sur le Bosphore imprenable.

Peu après 23h00, la belle Natacha daigna enfin m'honorer de sa présence. Grande et fine, la peau claire et des cheveux sombres coupés courts, elle portait son éternel ciré rouge, sur un pantalon fuseau noir. D'un pas vif, elle traversa la salle vide, posa son écharpe à pois sur le canapé et sur mes lèvres un baiser carmin. Elle sentait bon le cuir. Dans ses yeux saphir, j'ai cru déceler une réelle angoisse.

— Tu n'as pas écouté les infos ? me reprocha-t-elle, le mur de Berlin est tombé ce soir.
— Sorry, darling, j'étais obnubilé par le bruit des glaçons dans mon single malt.
— Décidément, tu n'es qu'un sauvage comme tous tes frères capitalistes !

Je la connaissais douce et féline, la violence de l'invective me laissa pour le moins déconcerté.

— Le mur est tombé ? La belle affaire ! Admets au moins que je n'y suis pour rien.
— Tu ne comprends donc pas, l'Union Soviétique se fissure de toutes parts, elle  est  au  bord  de
     l'implosion.
— Je te jure que ça me fend le cœur, mais que puis-je y faire ?…
— Mon pays rapatrie tous ses agents, je dois rentrer… maintenant.

Je l'ai alors sentie submergée par une profonde tristesse. Je l'ai serrée très fort contre moi. De nouveau, elle frissonnait comme quand nous faisions l'amour entre deux escales. Bien sûr, j'avais envisagé mille fois cette rupture, elle était inéluctable… mais pas si vite, pas si violemment, pas sans une ultime caresse.

Je l'ai aidée à entasser quelques affaires au fond d'un grand sac de marin. À 06h00 du matin, je l'ai déposée devant la gare de Sirkeci. Elle n'a pas voulu que je l'accompagne sur le quai.

Le dernier baiser à mon espionne russe fut comme un éclair. 25 ans plus tard, il me brûle encore les lèvres.

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