dimanche 30 décembre 2018

MITSUBISHI


J'aimais ces matins blancs, quand on restait couchés au moins jusqu'à midi.

À travers la baie vitrée, on voyait les vergnes pelés qui agitaient leurs grands bras maigres dans le vent d'ouest. Puis la colline qui montait en pente douce jusqu'à la source des Charmes. Plus loin encore, le grand rocher noir, témoin de nos ébats champêtres. Vautré comme une crêpe sur le couvre-lit de laine, Mitsubishi ronronnait comme un gros diesel angora.
Parfois, tu te levais pour essuyer la buée sur les carreaux. En contre-jour, ton cul éblouissant accaparait tout mon champ de vision. Et tu revenais te blottir sous la couette. Et tu te faisais un malin plaisir à coller tes genoux glacés sur mon ventre. Et tu riais quand je te traitais de sadique.

Un jour, tu n'as plus ri du tout. Tes yeux sont devenus secs, tes lèvres livides. L'hiver s'est invité dans notre lit. La buée s'est incrustée aux carreaux. Le gros diesel angora s'est exilé au salon. 

Pourquoi fait-il si froid, soudain ?

dimanche 23 décembre 2018

LA GRANDE DAME EN ROUGE


Oui monsieur, j'ai passé une nuit avec la grande dame en rouge.

Mais revenons quelque temps en arrière.
Mai 1991, je débarque à l'hôtel Meridien de Colombo avec sac à dos et walkman.
Le réceptionniste présente un œil torve. Je montre mon passeport.
« Well, fwançais ! Vu veniou por affair ? », il me dit.
« Saphir jaune ! », je rétorque.
« Well, si vu aimey bon miousik, vu veney at nine o'clock dans la saloon ! »
Je remplis la fiche de renseignements. Il me donne ma clé. « Well, 719 ! »
Fin du premier acte.

Début du deuxième.
Vingt et une heures pétantes, le gosier desséché par une semaine de trek, je déboule dans le bar de l'hôtel. À cet instant précis, la seule vision de l'interminable rangée de flacons de whisky suffit à mon bonheur. Le camaïeu de tons jaunes et verts d'un Bunnahabhain de 1975 m'inspire. « Un double... sec ! ». 58° de volupté glissent le long de mon gosier et viennent réchauffer mes boyaux. D'autres clients arrivent. Il y a du costard-cravate, du polo Lacoste, du mocassin à glands, du tailleur Chanel, de l'escarpin verni et de la robe argentée qui s'arrête au ras du bonbon. Avec mon jean et mes camarguaises, je fais un peu tâche, mais personne ne semble se soucier de ma dégaine. Quelques murmures fusent. Des verres s'entrechoquent. Des mains d'hommes glissent le long des jambes de leur voisine. Ça mutine et ça lutine en toute impunité !

Le troisième acte commence dans un bruissement feutré. Du fond de la salle obscure, surgit une longue silhouette effilée. Elle semble glisser sur l'épaisse moquette émeraude. Au contact de la lumière, cette mouvante vision prend forme. Elle s'approche avec une grâce infinie de l'orgue électronique posé entre deux spots à parapluie. Une jeune femme fait désormais face au public impatient. Elle est grande, mince, un visage asiatique encadré d'une coupe à la Louise Brooks. Elle porte une longue robe de soie rouge, brodée de discrètes enluminures blanches. Le vêtement dévoile ses bras clairs, ses épaules graciles et, par une échancrure polissonne, la délicieuse courbe de ses mollets. Elle n'est pas franchement belle, mais possède un charme indéfinissable et une aura quasi mystique.

La grande dame en rouge s'installe au clavier, étire ses doigts avant de les laisser flâner sur les touches ivoirines. Des accords jazzy s'envolent, envahissent l'espace, se fondent dans le décor, s'immiscent au plus profond des êtres. Enfin, la grande dame en rouge égrène une ritournelle enivrante qui vient se ficher directement dans les cœurs. Sa voix est à la fois douce et rugueuse, un subtil cocktail entre Maurane et Bonnie Tyler.

Le concert se poursuit dans une infinie sérénité. Les spectateurs sont invités à déposer de petits papiers pour demander une chanson particulière. Le temps de siroter trois autres doubles, j'entends Woman in Love, Goodbye Yellow Brick Road, Yesterday, You're the One That I Want, Yesterday, Singin' in the Rain, La Vie en Rose (deux fois), My Way (trois fois !), plus quelques valses et paso dobles qui émoustillent de vieilles enrubannées. La grande dame en rouge y met toute son âme, donnant une saveur totalement originale à chacun des morceaux. Si l'exécution est parfaite, l'ambiance féerique, le whisky savoureux, je ne trouve pourtant guère matière à émouvoir mes vieux os de baroudeur. Aller, je me lance, je noircis nerveusement un billet :  Van Halen, Jump... et advienne que pourra !

Il est presque minuit, la fin du spectacle approche. Point de Jump à l'horizon ! Je suppute que la grande dame en rouge ne goûte guère ce genre de musique. Je m'apprête donc à regagner mes pénates. C'est alors que surgit des enceintes, l'intro si caractéristique imaginée par Edward Van Halen. La grande dame en rouge la maîtrise à la perfection, elle l'étire à l'infini, variant les sonorités et l'intensité musicale. Les yeux fermés, la bouche arrondie, elle semble comme envoûtée par le rock. Elle attaque le chant : « I get up... and nothing gets me down... » et c'est un déferlement d'énergie pure qui s'abat sur le public, sans doute peu habitué à ce genre d'excentricité. C'est dix minutes de folie, dix minutes de feu, dix minutes de rage qui me laissent groggy. Et la tension redescend doucement, comme dans la version originale. La grande dame en rouge est maintenant debout derrière le clavier, visiblement épuisée. Elle me lance un regard complice, avant de disparaitre aussi mystérieusement qu'elle était venue.

Le quatrième acte démarre comme le précédent, mais cette fois, j'arrive avec des munitions. J'ai préparé une copieuse liste de chansons : Born to Be WildSmoke on the Water, Born in the USA, Only Women Bleed, un peu de Bowie, beaucoup de Stones. Vous me croirez si vous voulez, elle connait tout et ne se contente pas d'une simple copie. Je découvre un We Are the Champions façon reggae, Johnny B. Goode se transforme en ballade suave et Live on Mars a capella me déchire le cœur. Quand Highway to Hell devient une biguine et que Gloria se pare de sonorités nord-africaines, on tutoie véritablement les anges. Et ce soir, mon ange est une grande dame en rouge. Mais comme dans tous les contes de fée, il faut que la princesse regagne son château. Le tour de chant s'achève avec Listen to your Heart de Roxette qu'elle chante sans jamais me quitter des yeux. « Listen to your heart... before you tell him goodbye ». Et comme une goutte de grenadine qui se dissout dans l'eau pure, elle s'éclipse encore.

Je passe une nuit agitée et le dernier acte ne se présente pas sous les meilleurs auspices : nous sommes dimanche, pas de concert ce soir. Mon départ étant programmé lundi, il y a fort à parier que je n'entendrai plus jamais la grande dame en rouge. La vie sur la route est ainsi faite de rencontres impromptues, d'amitiés éphémères, d'amours inachevées.

Je consacre la journée à faire ce pour quoi j'ai entrepris ce périple au Sri Lanka. La mousson d'été est toute proche, l'atmosphère est moite, la température pesante. Demain, je serai en France. Je n'aspire qu'à quelques verres de philtre des Highlands, un repas léger avant une bonne nuit de sommeil. En arrivant à l'hôtel, le réceptionniste me tend une enveloppe... rouge. J'y trouve un bristol : « Room 917, 9 p.m., (signé) Choon-Hee ». Le message est aussi bref que sibyllin, dessiné d'une écriture ronde, presqu'enfantine.

Les deux heures que je passe à m'apprêter sont sans doute les plus longues de ma vie. J'use autant de savon qu'en un mois de randonnée ! Coup d'éponge sur les bottes, Levi's 501 de gala, t-shirt Motörhead. Une goutte de sent-bon sous les bras.

À l'heure dite, je suis devant la chambre 917... le même numéro que la mienne, mais à l'envers. Le destin est parfois facétieux ! Avec ma bouteille de champagne et mon bouquet de lotus bleus, je suis aussi troublé qu'un ado qui se rend à son premier rendez-vous.
Je frappe.
La grande dame en rouge m'accueille.
La porte se referme sur nous deux.

Maintenant, n'espérez pas que je vous dise ce qui s'est passé après. Tout ce que vous saurez, c'est que j'ai passé une nuit avec la grande dame en rouge.

Rideau !

mercredi 12 décembre 2018

BLANC DÉCEMBRE


Blanc le soleil du matin
Blancs la colline et les pins
L'immaculée nature
S'invite à nos persiennes


Blanc le ciel, blanc le sol
Et
blanc le potager aussi
L'hiver sonne à la porte
Remettons du feu à l'âtre


Éparpillés sur les draps froissés
Tes cheveux blancs défaits
Sont comme un tapis neigeux
Sur lequel je m'endors… heureux

mercredi 5 décembre 2018

TATYANA M.


Si vous passez un de ces jours en Australie, n'hésitez pas à rendre visite à Tatyana M. Elle est peintre, d'origine russe et mariée à un riche homme d'affaires perpétuellement en déplacement, qui l'a installée dans un luxueux loft du centre de Darwin. Pour la rencontrer, ce n'est pas compliqué : il suffit de fréquenter les bars qui restent ouverts toute la nuit. Si elle n'est pas vautrée sur un coin du zinc, c'est qu'elle est en train de repeindre les chiottes.

Quand j'ai connu Tatyana, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Ce n'était pas à proprement parler un coup de foudre... simplement, nous étions tous les deux pleins comme des valises ! Elle m'a hébergé durant quatre semaines, le temps de faire mon portrait à huile. Ça peut paraitre long, mais il faut savoir qu'elle ne peut peindre qu'avec au minimum un litre de vodka dans la cafetière. Ses mains cessent alors de trembler. Pour ne pas passer pour un goujat auprès d'une personne aussi délicate, j'avais opté pour le même régime.

Nous passions nos journées à picoler. Tous les liquides que nous ingurgitions suffisaient à apaiser nos appétits... tant nourriciers, que sexuels. J'ai d'ailleurs perdu 11 kilos durant cette période. Elle n'avait plus rien à perdre... à part peut-être un os ! La nuit, nous courions de bar en bar, grignotant de-ci de-là quelques cacahuètes égarées et imaginant de nouveaux cocktails plus fulgurants les uns que les autres : Ricard-téquila, whisky-Cointreau, rhum-Get 27... essayez, c'est... heu... ben, justement : fulgurant !

C'est au petit matin que l'inspiration lui venait. Elle se jetait alors comme une furie sur ses pinceaux et ses tubes de couleur. Chacun de ses gestes était comme un coup de griffe sur la toile. Des formes de plus en plus cohérentes apparaissaient comme par magie. Son style pourrait aisément s'apparenter au classique fauvisme, s'il n'était parsemé d'éléments cubistes apportant une certaine gravité à l'ensemble.

Un beau jour, il a bien fallu que je réinvestisse ma panoplie de routard. Monsieur M. avait annoncé son retour et j'avais encore toute l'Australie à découvrir. Si vous avez l'occasion de rencontrer Tatyana M., pourriez-vous lui dire que j'ai oublié ma montre sur le petit guéridon, près du jacuzzi ?