Décembre 1993, j'avais mouillé l'ancre à Lifuka dans l'archipel des Tonga.
■ Donne-moi 5 dollars et j'empêcherai les scorpions, les rats et les jolies mam'zelles de monter
sur ton bateau.
▼ Je t'en donne 3, mais tu laisses les mam'zelles tranquilles.
■ Marché conclu, cap'taine !
Habituellement, c'est Bobby qui était chargé de cette mission, mais après 20 jours de mer, je sentais bien que mon fidèle Beauceron avait, lui aussi, besoin de se dérouiller les gambettes et de lier connaissance avec quelques beautés autochtones… qu'elles soient à deux ou quatre pattes. Je laissai donc mon navire sous la surveillance de cet adolescent sympathique et déluré, le priant de veiller tout particulièrement sur ma réserve de rhum arrangé.
Pour se rincer le gosier à Pangai, principale agglomération de l'île, le choix est plus que limité : un seul bar-tabac-hôtel-restaurant-casino-bowling-cinéma-dancing-pharmacie-bordel et, accessoi- rement, agence matrimoniale. C'est Le Plat Pays, tenu par Hugo, un ancien de la légion étrangère. Carcasse de viking, figure striée de balafres, ce Bruxellois pure souche cumule les titres de meilleur cultivateur de chanvre indien et de pire cuistot de tout le Pacifique sud. Il s'avère être également le meilleur client de son établissement. Pour le seconder, il peut compter sur madame Suzanne, sa compagne, femme de ménage, videuse, garde du corps, barmaid, couturière, gogo danseuse, jeteuse de sorts, psychanalyste, infirmière, menuisière, conductrice de poids-lourds et, accessoirement, michetonneuse. De plus, cette Réunionnaise aux contours généreux maîtrise à la perfection l'art si subtil du rougail saucisse. Manger un rougail saucisse de madame Suzanne, c'est un peu comme accéder au paradis en Harley-Davidson par la route 66.
Aux abords du centre-ville, je retrouvai donc mon vieux copain qui dorlotait son jardin d'Éden, attifé de son éternel marcel qui fut sans doute blanc au siècle dernier, d'un short beaucoup trop évasé pour endiguer la fuite de ses roustons, les pieds nus dans des rangers qui rappelaient son lointain passé de guerrier sanguinaire. Début d'après-midi, il devait déjà être bien imbibé d'eau-de-vie du Kentucky !
▼ Je pisse sur Eddy Merckx !
♦ J'encule Platini !
▼ Salaud de flamingant !
♦ Enculé de bouffeur d'escargots !
▼ Comment ça va, mon pote ?
♦ Et toi, le mataf, toujours puceau ? Mwââârfff !
En aussi peu de temps qu'il n'en faut à un travelo brésilien pour te coller la chaude-pisse, nous nous sommes retrouvés accoudés au comptoir du Plat Pays. Dans la salle, éclairée d'un maigre rayon de soleil qui peinait à se frayer un chemin à travers les persiennes, je devinai quelques poivrots bien trop saouls pour tenter la station debout, mais pas encore assez pour se vautrer dans la sciure. Alors, entre deux blagues de cul, on a refait le monde à notre manière, descendu quelques litrons de Jack Daniel's et grignoté des cacahuètes aussi molles que les couilles d'un enfant de chœur ! Je lui ai dit que l'Olympique de Marseille était champion d'Europe de foot. Ce à quoi il a répondu que ça ne risquait pas de se reproduire de si tôt… et on a reparlé de cul et on a re-refait le monde !
Quand l'horizon sur l'océan s'est paré des teintes du couchant, il m'a proposé de goûter son plat du jour. C'est là qu'il m'a fallu user de la plus grande diplomatie pour lui faire comprendre que malgré toute ma sympathie pour lui, je refusais de mettre ma vie en péril en ingérant quelque plat que ce soit, élaboré dans sa cuisine infestée de cancrelats, à partir d'ingrédients sans doute périmés depuis la sortie du premier disque des Beatles.
♦ Mouaihhh ! J'ai compris : tu préfères bouffer tes saloperies de haricots en boîte !
▼ Ben, si je peux éviter l'intoxication alimentaire !
♦ D'façon, les Français, zzz'êtes tousss des enculééés ! J't'encule et j'encule Platini
et j'encule l'OM… tiens, j'encule même Poulidor !
▼ Merci, Hugo, moi aussi je t'adore !
Je m'apprêtais à regagner mes pénates flottantes, quand la silhouette opulente de madame Suzanne se faufila à travers le rideau de perles multicolores de l'entrée. Un sourire jovial illuminait sa bouille ronde. Fier comme un dalmatien, Bobby se tenait à ses côtés.
♥ Oulah ! Mwen doudou joli, j'a t'ouvé ton clebs, li fé niqué tou s'qui bouj,
li sé sacré cochon com' toi !
▼ Merci, madame Suzanne. J'allais justement rentrer.
♥ Èské rigol' toi, têt' di krab' ? Si la Nwël là ! Té pa so'ti d'isitt avan li manjé, épi boi' li fêt' bwasson.
Joud'ui li sé ma'am Suzann' ki fè rougail sosiss ! Pos' yo cu su'l bankett, pi boi' li rom' coco
ki fé maison !
Avait-elle besoin d'insister pour me retenir ? Oooooh, que non ! Alors j'ai exécuté les ordres de la patronne : posé mon cul sur la banquette et vidé la moitié d'une bouteille de rhum arrangé. L'autre moitié a fini dans le gosier de mon Belge préféré… après Eddy Merckx !!!
Il ne fallut pas très longtemps, sur ce caillou de douze kilomètres carrés, pour que l'information ne se propage et qu'une centaine de convives se retrouvent à partager le fameux rougail saucisse de madame Suzanne. On a installé des tables jusque sur la rue, mis en perce une quantité industrielle de cubis de pinard. Le punch coco a coulé à flot. On a aussi sorti les guitares et les djembés, dansé la Macarena et le twist, lancé des pétards, des feux de Bengale, fumé les salades du jardin botanique d'Hugo… accompli des actes qui, en d'autres temps, nous auraient aussitôt menés au bûcher. Bref, on s'est éclaté comme des ballons dirigeables !
Ce n'est qu'au petit matin du 25 décembre que la foule ondulante s'est dispersée, non sans avoir auparavant exécuté le lakalaka — danse traditionnelle des Tonga. Alors, j'ai rejoins ma coquille de noix. À mes côtés, Bobby semblait, lui-aussi, peiner à marcher droit. Tel maître, tel chien ! À bord, j'ai retrouvé mon valeureux vigile… dans ma couchette… avec une jolie mam'zelle. Ils avaient un peu tapé dans mes boîtes de haricots, mais, Dieu soit loué, ma réserve de rhum arrangé était indemne. Je lui payai donc les 3 dollars promis, plus une prime de 2 dollars pour son zèle et sa conscience professionnelle.